03/01/2014

Kristin Marja Baldursdottir, Karitas

Article paru en octobre 2013
(( Bonjour tous! Une nouvelle chronique litté sur un livre islandais, pour le journal Le Pourquoi pas? J'en profite pour vous dire que si vous avez des livres islandais à me recommander, romans, poésies, théâtre, n'importe, j'suis preneuse ! En attendant bonne lecture, j'espère que ça vous donnera envie. ))





Je ne sais pas si tous les Islandais savent qui est Kristin Marja Baldursdottir, mais pour le public français, qui connait encore trop peu la littérature scandinave, on peut simplement commencer par dire qu'elle a reçu la Knight's Cross (en 2012) ainsi que l'Ordre du Faucon dans son pays, pour la qualité de sa contribution à la littérature islandaise.
Et si son premier livre traduit en français, Karitas, Sans titre, sorti aux éditions Gaïa* en 2008 avait été remarqué par la presse, vous êtes peut-être passé à côté de ce roman sans même le savoir.
Il est grand temps de vous rattraper et de vous plonger dans cette saga familiale qui nous parle de peinture, de femmes et de grand nord.

Quelques mots sur l'auteur avant d'entrer dans le vif du sujet. Kristin Marja, voyageuse et polyglotte, auteur de plusieurs romans ainsi que d'un recueil de nouvelles et journaliste dans le passé, a voulu offrir aux jeunes islandaises une œuvre mettant en avant des personnages féminins forts, pour leur montrer quelles avaient été les vies de femmes du siècle précédent et « tirer une sonnette d'alarme ». Selon elle, les conditions de vie des femmes en Islande sont en train de régresser, bien que le pays ait été, de loin, un précurseur en la matière.

Petits rappels:
  • Les femmes islandaises votent pour la première fois en 1908 aux élections municipales et les listes électorales leur sont désormais ouvertes.
  • C'est en 1915 que le vote est élargi aux scrutins nationaux.
  • En 1980, Vigdis Finnbogadottir est élue présidente, et devient la première femme à prendre la tête du pouvoir d'une démocratie. Elle sera maintenue à la présidence par les électeurs jusqu'en 1996, date à laquelle elle décide de ne pas se représenter.
On pourrait croire que dans un tel contexte la vie des femmes islandaises devrait être plus belle que n'importe où ailleurs. Pourtant, selon l'auteur, tout n'est pas si rose: « Les femmes islandaises ont les journées de travail les plus longues, et elles sont plus éduquées que les hommes également. Elles devraient être indépendantes, mais elles n’ont pas le temps. » (Propos recueillis en 2008 par Claudine Despax et Aurore Guilhamet, à lire ici). 


Loin des revendications féministes avec banderole et mégaphone, l'auteur décide donc de nous faire entrer au cœur de la vie de Karitas, enfant, jeune fille puis femme timide mais déterminée. Depuis sa naissance jusqu'à son grand âge, on court à ses côtés, après ses rêves et ses aspirations. Ses traits de caractères principaux ? L'indépendance et la ténacité nécessaire, tout au long des années, pour réussir cette chose simple et si difficile: devenir quelqu'une.
Kristin Marja dit: « J'ai voulu suivre une femme islandaise pendant cent ans. »
Et c'est ce qu'elle fait avec Karitas, Esquisse d'un rêve, puis Karitas, L'art de la vie, le second volet de cette saga.

Le premier roman suit la mère de Karitas à partir de 1915, personnage fort et emblématique, saleuse de hareng et mère de famille nombreuse, inspiré par la propre grand-mère de l'auteur. On voit l'émergence de Karitas, qui deviendra le nouveau tempérament indépendant de la fratrie, ses études et ses désirs, sa rencontre avec son mari et les difficultés auxquelles sont confrontées de nombreuses femmes (pour ne pas dire toutes!), comment faire cohabiter dans une seule vie toutes les entités que nous incarnons? Comment marier vie de famille et vie artistique ?


Le second roman est une suite chronologique des aventures de Karitas et commence en 1945.
On y retrouve tous les personnages du premier volet, et on poursuit avec eux cette grande fresque familiale avec, en son coeur, notre héroïne qui se débat entre son désir de peinture et les normes sociales féminines de l'époque.
Kristin Marja semble vouloir tout nous montrer. Les affres du milieu artistique, les difficultés et les joies de la création, l'amour empoisonné, (avec Sigmar le mari, ses bateaux de pêche et ses mystères).
La fratrie qui accompagne Karitas, la soutenant et l'entravant tour à tour offre de nombreux seconds personnages passionnants, et les voyages lorsqu'elle vit à l'étranger, notamment en France, où sa petite silhouette blonde se mêle à la faune de la bohème parisienne nous entraînent dans un flot d'aventures exubérantes.
Et puis Kristin Marja nous montre aussi les femmes entre elles, les rivalités, les jalousies, les trahisons, les complicités éternelles et les aides précieuses.
Le thème de la transmission est également abordé. La filiation, depuis la mère de Karitas, jusqu'à sa propre petite-fille. Comment les femmes des générations précédentes influencent et soutiennent les générations suivantes.
L'histoire est pleine de rebondissements, de rencontres, de retrouvailles. On passe d'un continent à l'autre, de générations en générations, avec tous les secrets de famille qui mûrissent en silence puis explosent, donnant à ces livres une très grande dimension romanesque.

Tout ça peut paraître très dense, et si les romans sont épais, rassurez-vous, l'écriture de Kristin Marja est pleine de finesse et de douce ironie. Elle nous entraîne dans ce voyage au long court en distillant chez le lecteur des sentiments rarement tranchés ou manichéens. On flotte dans la narration et quand on craint de perdre pied, une respiration nous est offerte par l'auteur: les différentes parties du roman sont entrecoupées de descriptions des oeuvres de Karitas, et l'on se sent non plus dans un roman, mais dans une exposition rétrospective de l'artiste, donnant davantage de vraisemblance au roman, si cela était nécessaire.

Kristin Marja, qui a fait beaucoup de recherche historiques pour bâtir son histoire et nous dépeindre la vie des femmes entre 1915 et 1999 nous montre également deux choses. Qu'elle a une bonne connaissance des arts picturaux depuis les représentations figuratives jusqu'à l'art abstrait et le surréalisme. Et qu'elle aime ardemment les paysages islandais qui sont, tout au long du roman, dépeints avec beaucoup de grâce. On voit Karitas dans le froid, on ressent le vent, la neige, les volcans, la mer tout autour et les oiseaux de l'île avec l'impression d'y être allé.

Si, comme moi, vous mettez un petit moment avant d'entrer dans ce roman, n'hésitez pas, il vous sera d'autant plus difficile d'en sortir. J'ai fermé le livre avec la sensation d'avoir fait une véritable rencontre, et Karitas et ses compagnes continuent de m'accompagner par petits bouts, en pointillés, exactement comme l'a voulu Kristin Marja Baldursdottir.

*Une petite précision qui pourrait vous aider si vous cherchez ses livres. D'abord édités chez Gaïa, une maison d'édition spécialisé dans la littérature scandinave, ils avaient pour titre Karitas, Sans titre (clin d'œil à certaines toiles d'artistes auxquelles le peintre n'a pas donné de titre), et Chaos sur la toile. Puis ce sont les éditions Points qui ont repris les titres et les ont modifiés, le premier devenant Karitas, L'esquisse d'un rêve et le second, Karitas, L'art de la vie. On note la touche beaucoup plus optimiste qu'ont apporté les seconds éditeurs.
Le texte ne change pas en revanche, puisque d'une édition à l'autre c'est toujours l'islandais Henry Kiljan Albansson qui signe la traduction.  

 Bonne lecture!

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