27/02/2014

La petite communiste qui ne souriait jamais - Lola Lafon

(( Grâce au Prix du Roman des étudiants, dont je suis juré, j'ai la chance de pouvoir lire les 10 livres choisis par le pré-jury France Culture-Télérama, livres sortis entre septembre 2013 et janvier 2014. Le roman de Lola Lafon en fait partie. ))
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Lola Lafon écrit la biographie romancée de Nadia Comaneci, jeune gymnaste roumaine célébrissime que le monde découvre en 1976. Ce quatrième roman de l'auteur, qui a elle-même grandit en Roumanie, cristallise ses thèmes de prédilection : la féminité, le corps, l'opposition est/ouest, l'écriture et la notion de liberté.


L'histoire de Nadia Comaneci, c'est celle d'une enfant qui se voulait imbattable, géniale lutin aérien des barres asymétriques qui a fait bugger l'ordinateur des Jeux Olympiques de 1976 en remportant un 10 jusque là jamais imaginé par les jurys. Mais derrière le succès et la gloire qui en découle, que se cache-t-il, que représente cette enfant sans enfance, ce corps et ce mental construit par l'exercice, les privations, la discipline ? Et surtout, à qui profite la gloire ?

D'abord à Béla Karolyi, son entraîneur, qui a l'idée géniale de recruter bien plus tôt que les autres les fillettes qu'il va former pour en faire des championnes. La réussite de Nadia confirme ses intuitions et ses méthodes pourtant jugées sévères et le consacre comme meilleur entraîneur du pays. Pour les médias occidentaux, il est l'homme de l'Est par excellence, rustique parfois rustre, impitoyable et folklorique. Lui et Nadia sont l'envers et l'endroit de la golden medal, elle en fée adulée, lui en ogre barbare légèrement arriéré: pour les médias occidentaux, ils représentent un communisme triomphant (aux méthodes douteuses) et qui écrase tout sur son passage.
Mais au-delà de cette caricature un peu grotesque, l'auteur tente d'apporter ce qu'il faut de nuances pour comprendre la relation qui se noue entre Nadia et Béla, jouant sur les visions alternées et souvent opposées de la narratrice et de la gymnaste.
Il en est de même avec Ceaucescu, le dirigeant communiste de la Roumanie, dont on voit peu à peu la radicalisation et la tyrannie, alors qu'il instrumentalise très vite le succès de Nadia, l'auréolant de gloire tout en la rendant prisonnière de son image. Grâce à elle, il tient en respect les Russes soviétiques ET les occidentaux capitalistes, au moins sur le terrain du sport!
De manière générale, que ce soit avec son entraîneur, le système politique de son pays ou les médias, Lola Lafon cherche à montrer comment le succès d'une jeune sportive est utilisé pour servir un idéal. Ici l'auteur place dans la bouche de ses personnages des propos tranchants, qui interrogent le lecteur : tout sportif est le drapeau d'un pouvoir, qu'il soit communiste ou capitaliste. En plein Jeux Olympiques d'hiver, à Sotchi, cette lecture fait du bien.


Mais l'auteur ne questionne pas uniquement les rapports entre sport et politique. L'autre grande thématique de ce roman est celle de la féminité, du corps qui devient féminin. Tout au long du récit, on assiste au combat acharné que Nadia livre à son corps. La jeune gymnaste doit d'abord le renforcer, le façonner pour se rendre imbattable, pour s'affranchir des limites de la gravité. Elle veut un corps libre, non pas au sens des revendications féministes habituelles, qui considèrent la liberté comme l'absence d'entrave à la sexualité. Ici il s'agit non pas d'un pouvoir d'agir avec son corps, mais plutôt d'une puissance corporelle qui s'affranchit de l'image de la féminité. Abolir la peur, et cette vision des petites filles qui craignent de se blesser, d'abîmer leurs habits, de se décoiffer. Les gymnastes sont des guerrières, et Nadia un véritable petit soldat.
Seulement voilà, un corps de fille, aussi puissant soit-il, est voué à devenir un corps de femme, et qu'est-ce qu'un corps de femme ? De la mollesse, des rondeurs, des cuisses et surtout, surtout un ventre, destiné à procréer.
A nouveau le politique s'invite et même s'impose dans la vie de Nadia, non plus parce qu'elle est une gymnaste championne du monde, mais parce qu'elle est une femme, et qu'une femme a un devoir, celui d'enfanter. On découvre la monstruosité d'un système politique qui interdit toute forme d'avortement, et qui, bien au-delà de ça, impose l'enfantement comme un acte de dévotion obligatoire envers son pays. Le ventre des femmes n'appartient pas aux femmes, il appartient au pouvoir, et le pouvoir, c'est les hommes. Ainsi sont mis en place chaque mois des examens médicaux dont le seul but est d'inspecter les utérus du pays pour s'assurer que tout fonctionne, que des grossesses sont en route, que de nouveaux petits partisans vont voir le jour.
Je crois qu'au delà de cet épisode historique terrible, l'auteur cherche à nous dire que le corps, n'importe quel corps, non pas seulement celui de Nadia Comaneci, pas seulement celui des femmes communistes, tous les corps sont sous contrôle, une forme plus ou moins présente de contrôle, mais un contrôle quand même. Tous les corps sont politiques. Et les récentes polémiques autour du genre ne peuvent que confirmer cette vision des choses. Dès lors, que faire de nos corps ?


C'est peut-être cette question qui a guidé l'auteur tout au long de son roman; c'est en tout cas le fil rouge que j'ai suivi durant ma lecture : comment Nadia, qui n'est que corps, peut-elle rester libre ? Comment peut-elle cesser d'endosser des rôles, elle qui est toute puissance, toute souplesse, toute légèreté, et qui a été toute sa vie – tout le temps de vie qui nous est ici conté – enferrée dans des rôles assignés par ses managers, le pouvoir politique, les médias, les hommes en général.

Comment redonner une voix à un corps prisonnier ?

Un combat feutré se livre entre la narratrice qui tente de reconstituer la vérité, et le personnage de Nadia, qui veut dire sa vérité. A travers l'opposition entre ses deux voix, l'auteur laisse entrevoir des espaces sur lesquels rien n'a été écrit, des espaces vierges où Nadia peut dire sa propre histoire, où elle peut également poser un voile opaque, garder, si c'est encore possible, une part secrète, qui n'a été livrée à personne, qui n'appartient qu'à elle. Se dérober, faire disparaître son corps pour ne plus en être l'image.


On finit par se demander, serait-ce ça, la dernière des libertés : ne pas tout dire, admettre l'opacité, garder ses mystères.
- Ou bien écrire ?



Quoiqu'il en soit, un livre à lire, à relire et à faire lire.

Lola Lafon est écrivain et chanteuse.
Son site (click).

19/02/2014

En finir avec Eddy Bellegueule - Edouard Louis

(( Grâce au Prix du Roman des étudiants, dont je suis juré, j'ai la chance de pouvoir lire les 10 livres choisis par le pré-jury France Culture-Télérama, livres sortis entre septembre 2013 et janvier 2014. Voici ma réaction au premier de la liste. ))
Suivre le Prix du roman des étudiants : https://twitter.com/Prix_Etudiant




Edouard Louis, 21 ans, étudiant en sociologie à l'École Normale Supérieure signe chez les éditions Seuil son premier roman, En finir avec Eddy Bellegueule. Un titre et un patronyme qui aiguisent la curiosité et que la presse et la critique ont salué avec enthousiasme, à l'unanimité. Roman sélectionné pour le Goncourt du Premier roman 2014, et pour le Prix du Roman des étudiants France Culture – Télérama.























 Ce livre, c'est l'histoire de l'auteur lui-même, ce nom c'est le sien avant qu'il n'en change. A 21 ans, il parvient enfin à se défaire de cette identité qui lui a été transmise et qui est indissociable pour lui des violences qu'il a subies, et qu'il raconte dans son roman, dernier acte (on le lui souhaite) pour couper le cordon. Entre récit autobiographique, roman sociologique et réflexion politique, ce livre est un livre de frontières, qui raconte la nécessité de passer d'un milieu social à un autre, non par rébellion, mais par nécessité, pour qu'une survie soit envisageable.





Né dans une France pauvre, qu'il taxe de tous les vices qu'on lui attribue généralement : racisme, homophobie, violence, alcoolisme, ignorance proche de l'analphabétisme, Eddy a le tort de ne pas ressembler aux siens, d'être efféminé, et pour cela, il se sent perpétuellement rejeté par sa famille.
Il est celui qui ne fait rien comme les autres, et si d'abord il va entreprendre tous les efforts possibles pour se faire accepter, pour être un des leurs, ses différentes tentatives seront vaines (pas de spoiler ici, on sait d'avance que ça finit mal). Eddy Bellegueule est toujours rattrapé par sa vérité : son corps, sa voix, ses gestes, révèlent une identité différente, qui s'impose à lui, qui le trahit, et dont il voudrait se défaire, en vain. Il n'est pas le digne fils de son père « un dur », un vrai mec. Il préfère le théâtre au foot, ses copains sont des copines, et il n'aime pas les filles.

Alors à l'école, il est le « pédé », la « tarlouze », la « gonzesse ». Dans un milieu où la virilité est la valeur la plus recherchée, on peut se douter qu'il passe de sales moments. Humilié, battu, il raconte sa vie de collégien douloureuse où il attend chaque jour deux autres garçons qui le frappent et lui crachent au visage, dans une montée de violence et d'humiliation qui fait se retourner le cœur, rien qu'en lisant ses mots. Et l'on voit naître en Eddy des sentiments ambigües pour ses bourreaux, qu'il déteste évidemment plus que tout, mais qui sont, jour et nuit, au cœur de ses pensées.

Ce que réussit ce livre, c'est la retranscription de la violence constante qui est faite à l'égard d'un être différent à son milieu, en famille ou durant la scolarité. Edouard Louis parvient à nous faire ressentir les sentiments de dégoût de soi-même, d'incompréhension face au rejet, de questionnement quant à sa propre identité. On perçoit très bien aussi la haine sourde et aveugle de ceux qui se liguent contre un individu isolé et vulnérable, qui se sentent légitimes dans leur agressivité, simplement parce que l'autre leur est étranger – par ses manières, ce qu'il dégage, ce qu'il provoque en eux de différent.
Là où je suis plus réservée, c'est sur les questions de distance, de nuance, de recul. On a beaucoup écrit sur ce livre, et presque partout, j'ai lu que l'auteur faisait preuve de toutes ces qualités. Pour ma part je dirais que le recul, il n'en a pas encore suffisamment. Si on comprend bien que son existence est un cauchemar, il y a des moments infimes de bonheur, que l'auteur semble vouloir laisser à la marge de son récit, comme cette très belle scène de son succès au théâtre qui paraît n'avoir aucune conséquence pour lui, quand on imagine pourtant qu'elle a dû être fondatrice de son identité, de manière positive cette fois.

De la même manière, on a envie d'en savoir plus sur les membres de cette famille, sur les contradictions qui donneraient de la richesse et de la profondeur à chacun. Un père raciste dont le meilleur ami a été un Arabe, violent dans ses paroles mais qui se refusera toujours à l'être physiquement, quitte à se faire battre par son fils aîné, sur qui il ne lèvera pas la main. Une mère dont la fonction première est d'être mère (fille-mère d'abord, sans emploi le plus souvent, c'est elle-même qui se sent ainsi), et qui perd un fœtus sans la moindre émotion visible... Tout cela laisse songeur.
Il semble qu'il y avait là matière à s'interroger plus en nuance sur ces personnages, d'autant qu'ils sont de véritables personnes, Edouard Louis ne le cache pas.

Finalement, dans ce roman touchant, cru-trash et qui nous immerge dans ce milieu social d'une classe oubliée, l'histoire des « personnages secondaires » reste floue, comme taillée dans un seul bloc, qui ne permet qu'une vision négative, et des interrogations en suspens.
En tant que lectrice, j'aurai aimé que les contradictions soient plus creusées, pour permettre peut-être plus de compréhension, et amener à ce recul que l'écriture (surtout si l'on écrit un roman sociologique) devrait permettre d'atteindre. Il est sans doute encore un peu tôt pour ça, et j'attends, quant à moi, le prochain roman d'Edouard Louis avec intérêt.

07/02/2014

Réédition d'Italo Calvino

((Article paru sur le site de Paulette, en février 2014.))




Italo Calvino, cet auteur italien du XX eme siècle, connu notamment pour ses contes philosophiques tel Le baron perché ou ses aventures poétiques d'un quotidien banal dans Marcovaldo, avait depuis quelques années mystérieusement disparu des rayons des librairies, tandis que ses œuvres se vendaient à des prix de plus en plus élevés dans le coin des occasions.

Tout le milieu littéraire s'interrogeait, les professeurs qui le prescrivent dans leur programme se questionnaient, et les amateurs de cette littérature singulière voyaient s'épuiser les ouvrages, impuissants.
Finalement, le jour s'est fait dans cette histoire : une mésentente avait éclaté entre les héritiers de l'auteur et l'agent de la maison d'édition Seuil qui gérait l'œuvre. Problème de traduction, sur lequel aucune des deux parties ne s'est trop étendue, et c'est Gallimard qui a fini par reprendre le contrat, au printemps 2012, avant de rééditer tout d'abord la trilogie Nos ancêtres qui comprend Le vicomte pourfendu, Le baron perché et Le chevalier inexistant, œuvres à la frontière entre le roman et la fable, où se mêlent philosophie, initiation, humour et regard critique sur le monde.
Ce n'est pas un hasard si Gallimard, qui a prévu de rééditer l'ensemble du travail de Calvino, a commencé par cette trilogie: ce sont en effet trois livres très personnels mais qui conviennent particulièrement à la découverte de l'auteur, dont l'écriture et la structure des romans évoluera beaucoup au fil des années.

Il faut préciser qu'Italo Calvino, écrivain engagé qui a produit des nouvelles, des romans, des essais, qui fut journaliste, critique et même traducteur reste perçu par le public français comme un auteur fantaisiste, membre de l'Oulipo (OUVroir de LITTérature POtentielle, Queyneau et Perec en ont fait partie également) mais dont on ne mesure peut-être pas la force d'engagement et l'immense créativité littéraire.
Pour exemple, son premier roman, Le sentier des nids d'araignées sorti en 1947 (il est alors âgé de 24 ans), traite à travers les yeux d'un garçon de dix ans, de son expérience de la résistance italienne. Pus tard, il introduira des éléments fantastiques dans ses livres pour aborder de manière décalée et nuancée des problèmes très réalistes qui traitent tous de la difficile condition humaine, comme dans Le vicomte pourfendu, histoire d'un soldat qu'un boulet de canon a séparé en deux parties devenues indépendantes, l'une bonne et l'autre mauvaise, et dont on suit les évolutions dans le monde.

Gallimard a donc fait le choix de publier progressivement la vingtaine d'ouvrages prévue, afin de laisser le temps au public de s'approprier d'avantage l'auteur et de le redécouvrir petit à petit, à travers ses multiples facettes. Pour cela, l'ensemble de la réédition s'étalera jusqu'en 2018, et l'on parle depuis un moment déjà de sa potentielle entrée dans la Pléiade. C'est par ailleurs le traducteur Martin Rueff qui est chargé de retraduire l'œuvre, et ce courant 2014. On remarquera les couvertures des livres, illustrées d'œuvres très graphiques, sans doute une façon de situer l'auteur dans un milieu culturel moderne.

C'est donc un livre papier et un livre numérique pour chaque œuvre qui sortiront, dans une version homothétique, c'est à dire non enrichie, ce qui est un peu dommage car le travail de Calvino se prêterait particulièrement bien à des innovations numériques tant il a joué, dans une partie de son œuvre, sur l'absence de chronologie linéaire, notamment dans Les villes invisibles ou Si par une nuit d'hiver un voyageur, livre étonnant qui trace un récit flou à travers dix débuts de romans dont aucun ne sera achevé.

Une frilosité de la parte de Gallimard ? Près de 30 ans après sa mort (en 1985), on peut aussi se dire que l'on n'a pas fini de découvrir Calvino, qui reste un auteur avant-gardiste, dont on ne cerne pas encore l'immense richesse d'innovation et le caractère excessivement moderne de l'œuvre, et peut-être n'est-on pas encore prêt à l'aborder dans toute sa complexité.
On espère cependant que cette réédition permettra de continuer à savourer cet écrivain, et qu'il va transmettre le goût de la littérature à des générations futures de lecteurs de plus en plus nombreux!