19/02/2014

En finir avec Eddy Bellegueule - Edouard Louis

(( Grâce au Prix du Roman des étudiants, dont je suis juré, j'ai la chance de pouvoir lire les 10 livres choisis par le pré-jury France Culture-Télérama, livres sortis entre septembre 2013 et janvier 2014. Voici ma réaction au premier de la liste. ))
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Edouard Louis, 21 ans, étudiant en sociologie à l'École Normale Supérieure signe chez les éditions Seuil son premier roman, En finir avec Eddy Bellegueule. Un titre et un patronyme qui aiguisent la curiosité et que la presse et la critique ont salué avec enthousiasme, à l'unanimité. Roman sélectionné pour le Goncourt du Premier roman 2014, et pour le Prix du Roman des étudiants France Culture – Télérama.























 Ce livre, c'est l'histoire de l'auteur lui-même, ce nom c'est le sien avant qu'il n'en change. A 21 ans, il parvient enfin à se défaire de cette identité qui lui a été transmise et qui est indissociable pour lui des violences qu'il a subies, et qu'il raconte dans son roman, dernier acte (on le lui souhaite) pour couper le cordon. Entre récit autobiographique, roman sociologique et réflexion politique, ce livre est un livre de frontières, qui raconte la nécessité de passer d'un milieu social à un autre, non par rébellion, mais par nécessité, pour qu'une survie soit envisageable.





Né dans une France pauvre, qu'il taxe de tous les vices qu'on lui attribue généralement : racisme, homophobie, violence, alcoolisme, ignorance proche de l'analphabétisme, Eddy a le tort de ne pas ressembler aux siens, d'être efféminé, et pour cela, il se sent perpétuellement rejeté par sa famille.
Il est celui qui ne fait rien comme les autres, et si d'abord il va entreprendre tous les efforts possibles pour se faire accepter, pour être un des leurs, ses différentes tentatives seront vaines (pas de spoiler ici, on sait d'avance que ça finit mal). Eddy Bellegueule est toujours rattrapé par sa vérité : son corps, sa voix, ses gestes, révèlent une identité différente, qui s'impose à lui, qui le trahit, et dont il voudrait se défaire, en vain. Il n'est pas le digne fils de son père « un dur », un vrai mec. Il préfère le théâtre au foot, ses copains sont des copines, et il n'aime pas les filles.

Alors à l'école, il est le « pédé », la « tarlouze », la « gonzesse ». Dans un milieu où la virilité est la valeur la plus recherchée, on peut se douter qu'il passe de sales moments. Humilié, battu, il raconte sa vie de collégien douloureuse où il attend chaque jour deux autres garçons qui le frappent et lui crachent au visage, dans une montée de violence et d'humiliation qui fait se retourner le cœur, rien qu'en lisant ses mots. Et l'on voit naître en Eddy des sentiments ambigües pour ses bourreaux, qu'il déteste évidemment plus que tout, mais qui sont, jour et nuit, au cœur de ses pensées.

Ce que réussit ce livre, c'est la retranscription de la violence constante qui est faite à l'égard d'un être différent à son milieu, en famille ou durant la scolarité. Edouard Louis parvient à nous faire ressentir les sentiments de dégoût de soi-même, d'incompréhension face au rejet, de questionnement quant à sa propre identité. On perçoit très bien aussi la haine sourde et aveugle de ceux qui se liguent contre un individu isolé et vulnérable, qui se sentent légitimes dans leur agressivité, simplement parce que l'autre leur est étranger – par ses manières, ce qu'il dégage, ce qu'il provoque en eux de différent.
Là où je suis plus réservée, c'est sur les questions de distance, de nuance, de recul. On a beaucoup écrit sur ce livre, et presque partout, j'ai lu que l'auteur faisait preuve de toutes ces qualités. Pour ma part je dirais que le recul, il n'en a pas encore suffisamment. Si on comprend bien que son existence est un cauchemar, il y a des moments infimes de bonheur, que l'auteur semble vouloir laisser à la marge de son récit, comme cette très belle scène de son succès au théâtre qui paraît n'avoir aucune conséquence pour lui, quand on imagine pourtant qu'elle a dû être fondatrice de son identité, de manière positive cette fois.

De la même manière, on a envie d'en savoir plus sur les membres de cette famille, sur les contradictions qui donneraient de la richesse et de la profondeur à chacun. Un père raciste dont le meilleur ami a été un Arabe, violent dans ses paroles mais qui se refusera toujours à l'être physiquement, quitte à se faire battre par son fils aîné, sur qui il ne lèvera pas la main. Une mère dont la fonction première est d'être mère (fille-mère d'abord, sans emploi le plus souvent, c'est elle-même qui se sent ainsi), et qui perd un fœtus sans la moindre émotion visible... Tout cela laisse songeur.
Il semble qu'il y avait là matière à s'interroger plus en nuance sur ces personnages, d'autant qu'ils sont de véritables personnes, Edouard Louis ne le cache pas.

Finalement, dans ce roman touchant, cru-trash et qui nous immerge dans ce milieu social d'une classe oubliée, l'histoire des « personnages secondaires » reste floue, comme taillée dans un seul bloc, qui ne permet qu'une vision négative, et des interrogations en suspens.
En tant que lectrice, j'aurai aimé que les contradictions soient plus creusées, pour permettre peut-être plus de compréhension, et amener à ce recul que l'écriture (surtout si l'on écrit un roman sociologique) devrait permettre d'atteindre. Il est sans doute encore un peu tôt pour ça, et j'attends, quant à moi, le prochain roman d'Edouard Louis avec intérêt.

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